CRISES ÉCONOMIQUES

CRISES ÉCONOMIQUES
CRISES ÉCONOMIQUES

Les économistes de la première moitié du XIXe siècle portèrent leur attention sur des dérèglements du fonctionnement de l’économie qui, par leur gravité et leur régularité, leur semblèrent des phénomènes nouveaux. Les identifiant comme des désordres pathologiques de la circulation des marchandises, du crédit et de la monnaie, ils recoururent, pour évoquer ces « crises commerciales », à une métaphore médicale. Comme l’écrivait Joseph Garnier en 1859, « les crises commerciales sont des perturbations soudaines de l’état économique naturel, et plus particulièrement des perturbations dans la fonction générale de l’échange aussi indispensable à la vie sociale que la circulation du sang l’est à la vie animale et individuelle ». Leur tardive apparition s’expliquait donc, puisque, selon Clément Juglar, « les crises ne paraissent que chez les peuples dont le commerce est très développé. Là où il n’y a pas de division du travail, pas de commerce extérieur, le commerce intérieur est plus sûr; plus le crédit est petit, moins on doit les redouter » (1862).

Les auteurs de la fin du siècle en vinrent à dépasser cette analogie étroitement « circulatoire » pour envisager, en particulier à la suite des analyses d’Engels et de Marx, des désadaptations s’opérant aussi bien à l’intérieur de la sphère de la production qu’entre les capacités productives et les possibilités d’absorption des marchés. Par la baisse des prix industriels et l’effondrement des profits, ces crises de « surproduction » entraînaient l’accumulation des stocks et le chômage. Elles se communiquaient rapidement entre les pays industriels tout en affectant aussi, indirectement mais durement, les pays non industrialisés qui étaient intégrés à l’économie internationale par leurs échanges commerciaux ou financiers. Elles paraissaient même, par leur régularité et leur ubiquité, si caractéristiques de l’économie capitaliste industrielle nouvelle qu’au-delà de la diversité de leurs manifestations, dans l’instant, la pensée économique tendit à les sublimer dans un concept théorique unitaire: la crise de surproduction, que l’on se préoccupait plus de prévoir, pour lui apporter les palliatifs appropriés, que d’empêcher d’éclater; conçue en effet comme moment nécessaire du cycle économique court, elle préludait à un « assainissement » indispensable à la poursuite de la croissance.

Depuis que l’historiographie a admis que « les économies ont les crises de leurs structures » (Labrousse), les historiens sont incités à chercher comment le phénomène, que l’on appelle désormais « crise économique », s’est manifesté dans les sociétés préindustrielles. Ils ont opposé aux crises industrielles de la seconde moitié du XIXe siècle des crises d’« ancien type », dans lesquelles la fluctuation de la production du secteur principal de l’économie, l’agriculture, imposait son mouvement à la conjoncture générale. Mutatis mutandis , le modèle de la crise de sous-production agricole peut-il aider aussi à mieux comprendre les effets des mauvaises récoltes en U.R.S.S. de 1921-1922 ou dans nombre du pays du Tiers Monde?

Les crises du XXe siècle obligent à nuancer, voire à compléter cette première et grossière typologie. La crise de 1929 et la crise des années 1970-1980 peuvent-elles être regroupées dans la même catégorie que celles de la seconde moitié du XIXe siècle? Ou présentent-elles des caractéristiques nouvelles? La première déconcerta par la durée de la période de dépression qui suivit le retournement initial. Il semblait que la reprise ne pouvait parvenir à s’affirmer et que, dans la dislocation de l’économie mondiale, dans l’absence de leadership international, dans l’impossibilité de faire fonctionner un système des paiements internationaux, les politiques n’avaient que des résultats limités, voire incertains. La crise de la théorie des crises déboucha sur l’élaboration d’une nouvelle orthodoxie, keynésienne, prônant un engagement massif des États dans l’économie. On crut, de 1945 à la fin des années 1960, que l’on maîtrisait désormais les accidents conjoncturels, réduits à de passagères récessions. Le retour des crises au début des années 1970 marqua la fin de cette heureuse illusion. Il semblait répéter, avec quarante ans de décalage et un certain nombre de différences, tant au niveau du mouvement des prix que de l’évolution des relations économiques et financières internationales, un scénario déjà vu. Il redonnait de l’actualité à des approches théoriques un peu oubliées, comme celles de Kondratieff, et incitait les historiens et les économistes à se pencher de nouveau sur la crise de 1929.

Dérèglement qui dépasse le niveau local ou sectoriel pour gagner l’ensemble de l’économie; phénomène brutal et de court terme qui se distingue d’une période durable de difficultés, à laquelle on donne plutôt le nom de dépression; baisse de la production ou de la consommation nationales, extension du chômage... en dehors de ces quelques caractéristiques trop élémentaires pour être vraiment éclairantes, c’est la pluralité des crises qui semble l’emporter sur l’unicité: on peut y voir le résultat de la multiplicité des structures économiques, sociales qui se sont succédé dans le temps et juxtaposées dans l’espace et qui ont réagi différemment aux perturbations initiales. Plus que les causes du phénomène importent donc les processus de diffusion et d’amplification qui généralisent à l’ensemble d’une économie nationale et à l’ensemble de l’économie mondiale un déséquilibre jusqu’alors circonscrit.

1. Crises agricoles et crises économiques

Dans les sociétés anciennes, toute la vie économique et sociale dépendait du résultat de la récolte vivrière, déjà à la limite des besoins en année normale. Deux mauvaises récoltes consécutives signifiaient la catastrophe. Les crises agricoles furent encore responsables de véritables saignées démographiques en France en 1692-1694 ou en Prusse orientale en 1708-1711 (fig. 1).

Ces poussées de mortalité résultaient cependant moins d’un manque absolu de nourriture que d’une insuffisance relative; la hausse du prix du pain, qui avait pour conséquence une dégradation du régime alimentaire des classes populaires des campagnes et surtout des villes, encourageait le développement de maladies épidémiques toujours présentes à l’état latent. Ce lien entre la crise agricole et la crise démographique de type ancien a été mis en lumière par Pierre Goubert pour la région de Beauvais à la fin du XVIIe et dans la première moitié du XVIIIe siècle. Des recherches plus récentes ont montré que la relation causale pouvait parfois s’inverser: on a ainsi décrit des cas, dans le midi de la France, où, pour se protéger d’épidémies dont l’origine n’était pas à chercher dans une pénurie alimentaire, les bourgeois des villes, cessant toute activité, s’enfermaient dans leurs domaines campagnards; les paysans ne sortaient plus, différant les semailles ou la moisson; le transport des marchandises était suspendu. La peur des « pestes » entraînait l’arrêt de la vie économique. Ces deux calamités combinées, la mauvaise récolte et l’épidémie, auxquelles il faut ajouter la guerre qui les favorisait, n’affectaient pas seulement la vie économique dans l’instant; elles compromettaient tout progrès durable, en affaiblissant encore des possibilités d’épargne, et donc d’investissement, déjà limitées par la basse productivité de l’agriculture.

Cette relation entre mauvaise récolte et hausse de la mortalité s’estompa dès le XVIIe siècle en Angleterre, à partir des années 1720 en France, plus tardivement en Europe méditerranéenne ou orientale. La famine irlandaise de 1846, liée à la défaillance de la récolte de pommes de terre, fut une dernière et exceptionnelle résurgence de ce mal séculaire. Qu’elle eût ou non des aspects démographiques, la conjoncture des « bleds » n’en dominait pas moins encore la vie économique. Camille-Ernest Labrousse a proposé de construire, à partir de l’analyse des mauvaises récoltes de 1788-1789, un modèle de la crise d’« ancien régime économique », à l’œuvre selon lui dans toutes les économies à prédominance agricole centrées sur la production alimentaire.

Le modèle de Labrousse

Selon lui, la crise de sous-production agricole s’étendait à toute l’activité économique par la baisse des revenus des producteurs, par l’augmentation des dépenses alimentaires qui modifiait la structure des budgets et par une contraction de l’emploi agricole et industriel.

Du fait de la rigidité de la consommation d’un produit de première nécessité, les prix des céréales augmentaient fortement lorsque le niveau de la récolte avait régressé. Cette hausse était exagérée par la faiblesse de la part commercialisée de la production, car la fraction autoconsommée par les producteurs ou réservée pour les semences était encore moins élastique que la consommation globale. La variation des quantités vendues était ainsi plus forte que celle des quantités produites. Modérée à l’automne, la hausse du prix des grains s’amplifiait au cours de l’hiver pour atteindre son paroxysme au printemps, lorsque les subsistances venaient à faire défaut. Le petit paysan exploitant, qui commercialisait peu en année normale, ne vendait qu’à peine les mauvaises années, voire, s’il n’avait pas assez produit, était obligé d’acheter du grain. Les exploitants moyens voyaient aussi leurs revenus régresser. Les journaliers agricoles étaient sévèrement touchés; ils devaient acheter une grande partie de leur pain alors que leurs revenus étaient réduits par la rétraction de la demande de travail entraînée, d’un côté, par la diminution de la récolte et, de l’autre, par l’ajournement des travaux qui n’étaient pas strictement nécessaires. Nombre d’entre eux, chômeurs, refluaient vers les villes. Les classes populaires urbaines étaient les plus éprouvées par la cherté du pain, car elles devaient acheter la totalité de leur alimentation et subissaient de surcroît le contrecoup du chômage qu’entraînait la crise industrielle. En effet, la contraction des revenus des ruraux et la part grandissante des dépenses alimentaires dans les budgets des habitants des villes avaient effondré la demande de produits industriels: les tissus ne se vendaient plus, les ateliers se fermaient, les faillites se multipliaient, le bâtiment était languissant. Finalement, dans ce cataclysme économique général, les seuls profiteurs auraient été « une poignée de fermiers et de féodaux bénéficiaires des hauts prix saisonniers des grains ».

Selon Labrousse, cet enchaînement désastreux n’aurait pas seulement été propre à la conjoncture exceptionnelle des années 1788-1790, mais serait une caractéristique permanente des économies préindustrielles, à l’œuvre en France jusque vers le milieu du XIXe siècle. Cette hypothèse, acceptée au prix de quelques nuances par toute une génération d’historiens français, n’a cependant pas fait l’objet du même consensus dans les autres pays.

Nuances et antimodèles

Le lien entre le revenu des producteurs agricoles et le mouvement des prix, la définition de cette crise comme caractéristique de toute société préindustrielle, le rapport enfin entre la conjoncture agricole et les crises industrielles ont soulevé des objections.

Premièrement, le postulat d’une inélasticité de la demande de céréales, cause de la flambée des prix, pourrait paraître contradictoire avec l’hypothèse d’une baisse des revenus des producteurs: si le prix s’élève plus que le volume de la production ne diminue, la valeur de la production augmente. Mais ce dernier agrégat n’avait guère de signification économique, car, ainsi qu’on l’a vu, seule une partie de la récolte était vendue. Le mouvement du revenu d’un producteur dépendait donc de la proportion de la production qu’il destinait habituellement au marché. Cette proportion diminuait davantage en cas de mauvaise récolte chez le petit exploitant dont le revenu risquait alors beaucoup plus de pâtir. Cela n’impliquait cependant pas une systématique corrélation inverse entre le revenu de l’exploitant et les prix céréaliers. Pour des fermiers dont le taux de commercialisation était plus élevé, le revenu pouvait au contraire augmenter avec la cherté. W. Abel a insisté sur l’ancienneté des crises agricoles de bas prix, dont les contemporains firent maintes fois mention. L’auteur anonyme anglais, qui déclarait en 1767: « Les fermiers redoutent toujours plus une bonne année qu’une mauvaise [...], ils préfèrent une demi-récolte, à un prix qui s’est élevé en proportion, à une pleine récolte », faisait écho au « Mémoire qui fait voir en abrégé que plus les blés sont à vil prix, plus les pauvres sont misérables... » de Boisguilbert (1707).

Ces témoignages ne contredisent pas l’analyse de la crise de sous-production agricole; ils révèlent plutôt que, selon l’intensité de la hausse des prix, selon l’élasticité de la demande, la distribution de la taille des exploitations, le mouvement des prix de long terme, les conséquences sociales pouvaient sensiblement différer. Mis à part des pénuries exceptionnelles comme celles de 1788-1790 en France, ces crises céréalières avaient sans doute plutôt pour conséquence des transferts de revenus entre catégories sociales: des consommateurs de céréales vers les producteurs et les intermédiaires, mais aussi des petits exploitants ou propriétaires vers les grands. Ainsi s’expliquerait mieux ce qui, sans cela, serait contradictoire: affirmer à la fois que les revenus monétaires de tous les producteurs agricoles baissaient et que l’ensemble des dépenses d’alimentation augmentaient sans expliquer l’écart par les importations frumentaires ou par les profits commerciaux. Si l’on apprécie l’ampleur des crises à leur coût social, les crises de sous-production restèrent cependant les plus désastreuses en ce qu’elles frappèrent la masse des consommateurs, ainsi que celle des paysans, tant que la productivité agricole demeura faible et que la détérioration de l’alimentation fut un mal plus radical que la baisse des revenus.

Deuxièmement, les crises d’ « ancien régime économique » résultaient moins d’une fatalité inhérente à toutes les économies préindustrielles que de la présence de deux facteurs aggravants. D’une part, elles étaient la conséquence d’une alimentation fondée sur un seul type de culture, caractéristique des riches plaines céréalières européennes. Que les hasards météorologiques eussent compromis la récolte, et la subsistance risquait de ne plus être assurée. Là, en revanche, où le climat océanique favorisait l’élevage, dans les pays méditerranéens, où à l’élevage ovin s’ajoutaient l’arboriculture et la culture potagère, là encore où s’étendait la châtaigneraie, des aliments d’appoint permettaient de compenser la pénurie des blés. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le progrès agricole consista largement dans le développement de cultures à fort rendement, la pomme de terre ou le maïs, qui contribuèrent à régulariser les fluctuations de la production vivrière.

D’autre part, et second facteur aggravant, la crise de Labrousse était aussi typique d’une économie où les transports étaient coûteux et le commerce insuffisamment développé. La mauvaise récolte frappait rarement tout le pays la même année; comme elle était le plus souvent circonscrite à quelques régions, ses effets pouvaient être amortis par les échanges interrégionaux. Or l’insuffisance de ces derniers est prouvée par les grands écarts de prix entre marchés locaux – écarts en régression, certes, dès avant l’âge des chemins de fer. Si les populations des contrées excédentaires s’opposaient, souvent avec violence, au départ des céréales, les intendants du XVIIIe siècle, dont un des principaux soucis était d’assurer la subsistance, ne voyaient de remède que dans une meilleure circulation des blés. Le commerce extérieur jouait aussi un rôle régulateur, si bien que les crises de subsistance étaient fortement amorties dans les régions littorales. Inversement, les effets pervers de trop bonnes récoltes pouvaient être atténués par les opportunités d’exporter, ainsi qu’on le constatait pour les grands fermiers anglais proches des ports; la situation pouvait être particulièrement fructueuse pour eux lorsqu’il y avait à la fois abondance en Grande-Bretagne et pénurie sur le continent, comme en 1734 ou 1737-1738.

Troisième objection, le lien entre la crise de sous-production agricole et la crise de sous-consommation industrielle, dont le signe serait la concomitance entre la baisse des prix industriels et la cherté des céréales, n’est guère conforté par l’analyse statistique. Observons que la mauvaise récolte pouvait aussi coïncider avec une crise de sous-production industrielle, caractérisée par une hausse de prix, soit par effet direct des perturbations météorologiques, soit par une contraction de l’offre de matières premières. Le gel hivernal, préjudiciable aux emblavures, arrêtait les moulins à eau, sources majeures d’énergie pour l’industrie, et pouvait entraver le transport des produits pondéreux. Alors qu’en 1740 la disette sévissait à Londres, le blocage de la Tamise par le gel triplait, selon T. S. Ashton, les prix du charbon, indispensable au chauffage des particuliers et à de nombreuses industries. La mauvaise récolte céréalière renchérissait l’orge pour la brasserie. Jusqu’au milieu du XIXe siècle et non seulement dans le secteur agroalimentaire, mais aussi dans le textile, le cuir, le suif, le savon, l’industrie était largement une activité de transformation de matières premières issues de l’agriculture; elle ne pouvait qu’être affectée de manière directe par les fluctuations de cette dernière.

En revanche, le passage de la crise agricole à la crise industrielle par la baisse des revenus et de la consommation semble mal vérifié. La crise industrielle de 1788-1790 était elle-même antérieure aux mauvaises récoltes; sans qu’il faille exagérer les effets du traité de commerce franco-anglais de 1786 qui exposait le textile français, et surtout l’industrie cotonnière normande, à la concurrence britannique, la toilerie troyenne ou bretonne ou encore la fabrique nîmoise n’en étaient pas moins déjà en plein marasme depuis la fermeture des marchés constitués par les colonies espagnoles et portugaises. Dans la région de Caen, au XVIIIe siècle, la conjoncture industrielle était indépendante des prix céréaliers: « Les produits d’exportation comme la dentelle touchent une clientèle étendue, dispersée sur la moitié du royaume; les matières premières consommées par l’artisanat interne alimentent des cycles de production qui dépassent souvent la durée des crises agricoles » (J.-C. Perrot). L’industrie dépendait de marchés géographiquement et socialement délimités. Une partie de la production textile française était exportée vers l’Espagne, vers le Levant, vers les Antilles, soumise donc aux rythmes de la conjoncture sucrière ou aux aléas de la concurrence étrangère. Une partie était destinée à une clientèle aisée dont les achats étaient sans doute peu influencés par le prix des blés. La fabrique de soieries n’était pas affectée par les heurs et malheurs du marché de consommation populaire. Par ailleurs, les revenus des ruraux n’étaient pas non plus sous l’exclusive dépendance des blés, car, d’une part, l’urbanisation et la croissance industrielle avaient suscité le développement de l’élevage et des cultures commerciales (vigne, lin, oléagineux, plantes tinctoriales, etc.) et, d’autre part, l’extension rapide de la proto-industrie dans les campagnes avait diversifié les sources de gain.

Faudrait-il inverser la relation comme le proposait D. S. Landes: « La hausse des prix agricoles jusqu’à un certain point encourage la demande de textiles et d’articles similaires en transférant du revenu des groupes les plus pauvres à ceux qui sont les plus aisés »? La propension marginale à épargner était sans doute assez forte dans ces groupes plus aisés pour qu’une augmentation de leurs revenus n’entraîne pas ipso facto celle de leur consommation. La relation entre le mouvement des prix céréaliers et la demande de produits industriels était sûrement complexe, variable selon les types de produits industriels et leurs marchés, selon les niveaux et les catégories de revenus populaire, selon l’ampleur de la fluctuation du prix des blés qui n’était pas lié au seul hasard météorologique, mais qui était lui aussi corrélé à l’ensemble du système des prix. Les hauts prix céréaliers purent, au XVIIIe siècle, occasionner des difficultés industrielles; mais en Normandie, lors des différentes crises qui se succédèrent entre 1740 et 1790, ils n’en furent accusés qu’une fois par les contemporains – en 1770, lorsque l’inspecteur des manufactures de Rouen observait quant au commerce des draperies: « Il est toujours bien languissant... La misère qui règne depuis plusieurs années dans le peuple, ainsi que le peu d’aisance des personnes ordinaires en sont les principales causes. Toutes les denrées de première nécessité étant extrêmement renchéries, le peuple ne peut s’habiller autant qu’il en aurait besoin. » Il continuait néanmoins: « La diminution qui se trouve dans les fabriques fines paraît avoir aussi une seconde cause: c’est l’introduction considérable qui se fait depuis quelque temps des étoffes étrangères... »

Fluctuations agricoles et crises au XIXe siècle

Le mécanisme de transmission mis en valeur par Labrousse peut apparaître comme caractéristique d’une situation de transition entre une économie où il ne jouait pas, car la clientèle rurale avait des revenus monétaires trop faibles pour acheter régulièrement des produits manufacturés, et une économie où il n’allait plus jouer, pour deux raisons: parce que les pénuries tendaient à disparaître grâce aux progrès des transports, laissant la place à des crises agricoles de suproduction, et aussi parce que la réduction du nombre de personnes vivant de l’agriculture et celle de la part du produit agricole dans le produit total allaient désormais diminuer l’importance de leur demande de produits industriels par rapport à celle des marchés urbains.

Ce mécanisme suppose que la hausse des prix céréaliers n’ait pas des effets entre eux divergents, dont la somme serait sans conséquence sur la demande globale de produits industriels. Sans doute, avec l’industrialisation, les crises de « vie chère » pouvaient-elles contracter une demande issue d’un marché urbain de consommation populaire, à partir du moment où ce dernier représentait une demande globale suffisamment importante; à partir du moment, aussi, où ce marché avait suffisamment progressé en termes de pouvoir d’achat pour offrir aux produits industriels de réels débouchés, après qu’une amélioration qualitative de l’alimentation eut, dans une phase initiale, absorbé les premiers gains de revenu. Mais il ne fallait pas qu’en même temps l’accroissement du taux de commercialisation des céréales contribuât à annuler ce premier effet en augmentant, les mauvaises années, les revenus des agriculteurs.

À côté du marché principal des produits industriels que constituaient les classes moyennes des villes, il y avait en Angleterre, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, un marché rural; mais il déclina au XIXe siècle avec la décroissance rapide de la population active agricole qui ôtait toute importance aux revenus paysans comme moteurs de la demande de produits manufacturés, alors même que le choix politique d’importer des céréales à bas prix rendait le coût de l’alimentation populaire indépendant des fluctuations de la production agricole nationale. En France, en revanche, des années 1820 à 1860, les industries de consommation ont pu s’appuyer, à côté des marchés traditionnels du luxe et semi-luxe et du marché des classes moyennes, sur un marché paysan; celui-ci tirait des moyens monétaires accrus des progrès de la production et de la commercialisation comme d’une évolution favorable du rapport entre prix agricoles et prix industriels. Les études régionales tendent à montrer la combinaison entre une crise de « type ancien » et une crise industrielle qui acquérait cependant de plus en plus d’ampleur avec l’industrialisation. Ces crises « mixtes » se seraient manifestées dans la première moitié du siècle, jusqu’en 1857-1858 ou en 1866-1867. Il serait cependant abusif de voir dans l’antécédent agricole la cause de ces crises industrielles; mais il en était un facteur aggravant, bien que les mécanismes de transmission ne soient ni parfaitement clairs ni dénués de toute ambiguïté. Ainsi la mauvaise récolte de 1846, qui entraîna la dernière crise de subsistance connue en France, durement ressentie dans les classes populaires des villes industrielles, n’eut-elle que peu d’effet sur la demande de produits manufacturés: les ouvriers, en effet, ne constituaient pas encore un marché de consommation de produits industriels assez large et les revenus paysans n’étaient pas, pour la plupart, perdants. En revanche, les bas prix agricoles causés par les bonnes récoltes de 1847 à 1850, s’ils furent profitables aux consommateurs urbains, contribuèrent à prolonger le marasme dans lequel la crise ferroviaire, politique, financière plongeait l’industrie, en déprimant un marché rural important à une époque où l’agriculture employait plus de 55 p. 100 de la population active. Sans doute des mécanismes plus subtils jouaient-ils aussi, au XIXe siècle, dans les économies dont les structures étaient déjà à forte dominante industrielle. Ainsi, Wilhelm Roscher, au milieu du siècle, dans une Allemagne peu transformée par l’industrialisation, décrivait encore la crise de « type ancien » (Über Kornhandel und Theuerungspolitik ), et Courcelle-Seneuil notait toujours dans l’édition de 1858 de son Traité théorique et pratique des opérations de banque que « la valeur de chacun des objets d’approvisionnement baisse relativement aux grains, parce que le consommateur ne peut augmenter la somme qu’il consacre à l’acquisition du blé qu’en réduisant celle qu’il emploie à la satisfaction de ses autres besoins... »; ce dernier ne voyait plus, dans l’édition de 1876, de rapport entre le déficit des récoltes et la conjoncture générale que par l’effet déflationniste du déficit de la balance commerciale: « Qu’une disette vienne à se faire sentir [...], il faut se procurer des blés au dehors, c’est-à-dire déplacer et exporter jusqu’à cinq et six cents millions, lorsqu’il s’agit d’un pays comme la France ou l’Angleterre. On prend cette somme sur les capitaux dont la réalisation est la plus facile, monnaies, créances au dehors résultant de l’exportation, épiceries, etc. Les capitaux deviennent rares [...]. Le taux d’intérêt s’élève, et le prix de toutes les marchandises dont aucune cause particulière ne vient soutenir le cours tend à s’abaisser... »

2. Crises commerciales, industrielles et financières des XVIIIe et XIXe siècles

Au-delà des échecs individuels et des difficultés sectorielles et régionales, qui sont inhérents à la dynamique de la croissance, dès le XVIIIe siècle des crises plus générales, sans antécédent agricole, gonflaient de temps à autre le flux des faillites dans le négoce et l’industrie. À leur origine, il y avait soit un accident financier, soit une soudaine modification des courants commerciaux, des prix des matières premières, et donc des conditions de la concurrence, souvent contrecoup des guerres.

Les « excès du crédit » et les « engorgements des marchés »

En 1715, « la désolation règne partout », écrivait John Law. Les expéditions de draps du Languedoc par le port de Marseille avaient chuté de moitié; sur toutes les places de commerce, les espèces sortaient de la circulation et les faillites se multiplaient; c’était la retombée d’une explosion spéculative des affaires et des crédits née de la paix avec l’Angleterre. En 1729-1730, même emballement du crédit, même enchaînement de ruines, mais désormais les places commerciales étrangères, Cadix, Amsterdam, Venise ou Londres, étaient aussi touchées. Les années 1770 furent désastreuses partout en Europe: apogée des faillites en Angleterre en 1772-1773, à Marseille en 1774, à Paris en 1777. Sans poursuivre une fastidieuse énumération, on citera encore la crise de 1810, conséquence du blocus continental et d’un remodelage de la carte européenne, qui, attisant l’instabilité des prix, des approvisionnements et des marchés multipliaient les opportunités de gains, mais aussi de pertes spéculatives. La faillite du négociant Rodde à Lübeck et celle de la banque Smith & Atkinson à Londres faisaient ainsi tomber De Smeth à Amsterdam, Biderman à Paris, Lousberg à Gand...; à court de crédit, nombre de fabricants du textile devaient suspendre leur activité: en 1811, seules trois cents filatures de coton sur mille sept cents étaient encore en activité en France; à Paris, sur cinquante et un mille ouvriers, vingt mille étaient au chômage. Plus que sur l’accident qui donnait la première impulsion à cette chaîne d’effondrements, on insistera sur la vulnérabilité des structures commerciales et financières qui permettaient une telle amplification des dérèglements initiaux.

Le profit commercial était fondé sur l’imperfection des marchés, c’est-à-dire sur les différences de prix des marchandises, des traites, des métaux précieux entre places. Ces écarts, parfois considérables, tiraient leur origine non seulement de la lenteur des transports de marchandises et de la propagation de l’information, mais aussi du faible poids des opérations des arbitragistes. Qu’une anticipation sur les cours ou sur l’état des marchés fût déjouée, et une ou plusieurs maisons risquaient de suspendre leurs paiements. Comme la monnaie métallique ne suffisait pas à financer les transactions, les opérations commerciales étaient réglées par des effets, qui – instruments de crédit à court terme – maintes fois endossés, puis escomptés, jouaient pour ainsi dire un rôle de substitut monétaire. Des réseaux d’engagements de paiement liaient ainsi les grandes maisons de commerce dans chaque pays, et les marchands-banquiers de Londres, Amsterdam ou Paris entre eux. Il suffisait de la défaillance d’un des maillons pour interrompre la chaîne des paiements et des crédits. Cette pyramide de crédits descendait jusqu’aux maisons secondaires et aux fabricants. La suspension d’une grande maison entraînait la perte de liquidité de tout le système et une flambée des taux de l’argent, faute d’établissements bancaires qui, par leurs réescomptes, auraient été des « prêteurs en dernier ressort ».

Ces crises, qui affectaient surtout la frange supérieure du grand capitalisme, pouvaient sembler de simples épiphénomènes de la conjoncture économique au XVIIIe siècle; l’extension des échanges qui accompagna au XIXe siècle l’industrialisation leur donna une importance croissante dans l’économie globale. Jusqu’en 1848 cependant, elles parurent plus spécifiques du secteur textile, dont elles étaient originaires, que généralisées. Par exemple, à la suite de la commotion que firent subir au commerce les troubles politiques de 1830-1831 et que prolongèrent, sur les marchés étrangers, les révolutions de Rio, de Mexico, et l’épidémie de choléra de New York en 1832, de nouveau, en 1837, les stocks de tissus invendus se gonflèrent; mais la crise était limitée au marché des États-Unis et ne concernait que les articles de luxe de Mulhouse et surtout de Lyon; partie de négoce, elle remontait cependant vers le tissage et la filature, et, en 1839, c’était tout le textile qui était touché. Liées à la mévente des produits de consommation, ces crises de la première moitié du XIXe siècle étaient toujours amplifiées par les insuffisances du crédit et par les solidarités financières. Les maisons de banque ne pouvaient à la fois financer la production et la constitution de stocks et faire des avances sur les créances impayées; elles répondaient aux difficultés en restreignant leurs engagements par l’élévation du taux de l’escompte, avec pour effet d’accroître les embarras de trésorerie des entreprises qui vendaient mal et d’en créer à celles qui se portaient encore bien. Comme au XVIIIe siècle, la suspension de paiements d’une maison importante lançait une réaction en chaîne qui, faute de possibilités de refinancement, ne s’arrêtait qu’après une vague de faillites. Le crédit faisait défaut. L’argent disparaissait de la circulation. En mars 1848, on notait à Avignon: « La position financière de notre place s’aggrave de plus en plus. Toutes nos maisons ont arrêté leurs paiements faute de numéraire et laissent en souffrance même leurs propres obligations [...]. On ne trouverait plus un sac de 1 000 francs sous les meilleures signatures... »; les industriels étaient obligés de fermer, n’ayant pas le numéraire pour payer leurs ouvriers. La création des Comptoirs d’escompte parut comme une mesure de sauvetage dans ce désastre financier et monétaire.

Ces solidarités financières fonctionnaient aussi à une échelle plus large du fait du développement du commerce international, et d’un rôle de banque centrale assumé peu ou prou par la Banque d’Angleterre ou la Banque de France, sans que les implications de leurs politiques fussent complètement transparentes pour leurs dirigeants. Derrière les difficultés des fabricants lyonnais en peine de vendre leurs soieries aux États-Unis en 1837, il y avait tout l’arrière-plan des crises du commerce anglo-américain, telles que les a analysées Maurice Lévy-Leboyer. Les échanges entre les États-Unis et la Grande-Bretagne étaient financés par les maisons de Londres, place principale du clearing mondial. Les importateurs américains y conservaient leurs avoirs, qui leur permettaient de régler les soldes des balances négatives que les États-Unis avaient avec l’Extrême-Orient ou la France. Un ensemble de facteurs avaient convergé en 1836 pour provoquer une situation critique: effondrement du prix du coton, qui avait affecté la valeur des exportations américaines; balances asiatiques défavorables; hausse des taux d’intérêt américains, qui avait suscité l’émission de traites financières sur Londres; mauvaise récolte enfin en Angleterre, qui gonflait les importations. La masse de papier commercial présentée alors à Londres dépréciait le sterling et occasionnait des sorties de métal précieux. La Banque d’Angleterre, prise dans un dilemme entre soutenir la valeur de la livre et fournir du crédit à la place, finit par élever son taux d’escompte pour défendre son encaisse; tardant à intervenir pour éviter une déflation du crédit, elle mit, lorsqu’elle le fit, en danger les maisons qui finançaient le commerce international et contribua à provoquer des difficultés dans l’industrie anglaise, des défaillances chez les négociants américains et donc, sans doute, indirectement des embarras chez les exportateurs français. Dès les années 1830, un synchronisme conjoncturel liait ainsi New York, Londres, Liverpool, Paris, Lyon, Mulhouse, Lille, Rouen et les principales autres places européennes.

Dans la seconde moitié du siècle, ces défaillances du crédit national ou international furent partiellement amorties par la naissance de systèmes bancaires structurés, aux ressources abondantes, dans la plupart des grands pays industriels et par l’apprentissage d’un système hiérarchisé de paiements internationaux; ce dernier allait disposer de liquidités avec les exportations anglaises et françaises de capitaux et fonctionner de manière relativement stable dans les trois décennies qui précédèrent 1914. Mais, à côté de ces dérèglements de la circulation, qui incitaient Clément Juglar à accorder une attention particulière à l’étude de la marche des escomptes, apparaissaient ou transparaissaient dès le milieu du siècle des caractéristiques nouvelles: une localisation de l’origine des crises dans le secteur de l’infrastructure et des biens de production et un glissement des perturbations « circulatoires » du domaine de l’escompte à celui du marché financier.

Les crises du capitalisme industriel

L’investissement industriel et infrastructurel n’imposa guère ses fluctuations à la conjoncture générale tant que son importance resta limitée. En Grande-Bretagne, dans la décennie 1830, l’investissement en machines, dans les mines et dans les chemins de fer ne représentaient que 21 p. 100 de la formation brute de capital fixe; dans la décennie 1840, en revanche, il s’élevait à 41 p. 100, dont 28 p. 100 pour les seuls chemins de fer. En France, l’investissement net industriel faisait 17 p. 100 du total de la formation nette de capital dans la décennie 1830 et 25 p. 100, dont 11 p. 100 pour les chemins de fer, dans la décennie 1840. L’instabilité engendrée par ce boom de la construction ferroviaire, amplifiée d’au moins trois manières, contribua à développer la crise de 1847-1848.

D’abord, l’effet de ce gonflement brutal de l’investissement fut d’autant plus fort que, jusqu’alors, l’essentiel de la formation brute de capital fixe, que ce fût dans l’industrie, dans l’agriculture ou dans le bâtiment, était financée directement par l’épargne des particuliers et l’autofinancement des entreprises. La construction ferroviaire ne reposa au contraire que sur un financement externe dont les circuits n’étaient pas encore rodés. Les banquiers maîtrisaient déjà bien les techniques de lancement d’affaires et d’emprunts, mais ils n’avaient pas des ressources financières suffisantes pour soutenir les compagnies en période de difficulté; quant aux marchés financiers, jusqu’alors surtout consacrés aux emprunts publics, ils étaient animés par une minorité de gros opérateurs à découvert, et les cours y étaient d’autant plus instables que, faute d’un classement aisé des titres dans une large clientèle, le flottant était considérable. En deuxième lieu, les compagnies de chemins de fer manquaient de capitaux et pâtirent d’emblée de la contradiction entre la nature de leur activité, qui ne pouvait procurer des bénéfices qu’à terme, et l’espoir que nourrissaient promoteurs et épargnants de tirer un profit immédiat et élevé, en rapport avec le risque nouveau qu’ils estimaient assumer: la solution de facilité consista à lever de nouveaux capitaux pour payer des dividendes fictifs. Enfin, la railway mania avait d’autant plus asséché les marchés de l’argent que, d’une part, les entreprises et les commerçants, manquant d’autres opportunités de placement à court terme, avaient sans doute engagé leurs trésoreries en opérations boursières; et que, d’autre part, les commandes des compagnies de chemins de fer avaient incité la sidérurgie à procéder, elle aussi, à de gros investissements. Par ailleurs, même si les versements de dividendes réinjectaient des liquidités sur le marché, les capitaux levés par les compagnies de chemins de fer avaient, en servant principalement à payer des ouvriers dont la propension à l’épargne était nulle, exercé un effet inverse. Le pompage des capitaux favorisait le blocage du système du crédit. Les événements rebondirent en chaîne. Un orage prémonitoire éclata à la Bourse de Londres en octobre 1845, alors que de nombreux secteurs industriels étaient déjà languissants; puis, en 1847, les marchés de Londres et de Paris s’orientèrent franchement à la baisse, solidaires à la fois par les taux d’intérêt et par les ventes des Anglais qui avaient investi dans les chemins de fer français; enfin, la raréfaction du crédit et la hausse des taux d’escompte préludèrent à la succession des suspensions de paiement dans le commerce, au marasme des affaires et au chômage que les révolutions de 1848 contribuèrent à accentuer dans toute l’Europe.

De la crise de 1857, considérée en général comme la première grande crise industrielle internationale, à celle de 1907, les épicentres des séismes économiques changèrent à la fois sectoriellement et géographiquement. Dans un cas, le foyer initial était une rupture des approvisionnements de coton, dans un autre, les embarras du commerce anglo-argentin, dans un autre enfin, le surinvestissement dans les industries électriques et la spéculation sur le cuivre. Reflet des changements de hiérarchie entre puissances industrielles dans une économie mondiale de plus en plus intégrée, il tendait à se déplacer de l’Angleterre vers les États-Unis et l’Allemagne. Mais chaque crise particulière montrait les mêmes préalables boursiers et monétaires, les mêmes difficultés dans des secteurs industriels lourds et souvent nouveaux, les mêmes vagues de faillites dans le petit commerce et les secteurs industriels de consommation. Les économistes de la fin du XIXe siècle s’ingénièrent à trouver la vraie cause de la crise: accident ou bien cause endogène faisant de la crise un moment nécessaire du cycle économique court, dit « de Juglar », ainsi que son apparente périodicité le laissait penser? Crise de sous-consommation? de surproduction? Venait-elle du « cycle de l’investissement »? de l’irrégularité de la croissance de la masse monétaire? La multiplicité des théories, recensées consciencieusement par Jean Lescure, rend perplexe, d’autant qu’avec le recul du temps il peut sembler artificiel de faire la théorie de la crise du capitalisme industriel à partir de moins de dix occurrences: on considère souvent, en effet, qu’avant le milieu du XIXe siècle les crises étaient différentes, plus complexes, « mixtes », et que, dans les années 1930, on a affaire à un phénomène nouveau de par son ampleur exceptionnelle.

Cet unique souci ontologique explique cependant que, en dehors des travaux de Jean Bouvier sur la conjoncture lyonnaise de 1881-1882, l’essentiel soit mal étudié: la chronologie fine des enchaînements; les courroies de transmission qui amplifiaient un des déséquilibres toujours présents dans une économie en croissance et généralisaient la crise sur les plans national et international; les facteurs favorables, enfin, soit à une réduction, soit à une amplification des disparités économiques. Ainsi, la quasi-disparition du travail rural à domicile, qui, par sa flexibilité, permettait à l’entrepreneur d’amortir les irrégularités des commandes, et l’extension à toute l’année du travail industriel, en faisant naître le phénomène du chômage sous sa forme moderne, étaient-elles sans doute, en l’absence de politique conjoncturelle et sociale, des facteurs d’approfondissement des situations de crise. Mais quelle était la conséquence de développement des grandes banques de dépôts? Au printemps de 1882, quelques mois avant le krach de l’Union générale, le Crédit lyonnais contribua probablement à précipiter la crise en « carguant les voiles » pour se protéger, renchérissant les reports boursiers et le crédit au petit commerce. Mais, ensuite, les grands établissements ne régularisèrent-ils pas la conjoncture en fournissant un crédit à court terme en quantité quasi illimitée et en jouant sur le marché financier, de concert avec le ministre des Finances, presque un rôle « d’institutionnels »? Sans aucun doute, la relative stabilité monétaire – du moins dans les pays industriels – et le relatif confinement des situations économiques conflictuelles entre les États jusqu’à l’explosion de 1914 allaient-ils dans le sens d’une atténuation des crises; l’idée d’une désintégration proche du capitalisme par l’aggravation constante de ces dernières était de plus en plus abandonnée par les socialistes, que ce fût par Bernstein, Kautsky, Tugan-Baranowsky ou Jaurès. On pensait, à la veille de la guerre, en connaître suffisamment les symptômes pour pouvoir les prévoir, et donc en émousser les effets; d’aucuns allaient jusqu’à espérer les contrôler, comme les dirigeants des cartels allemands, partisans d’un « capitalisme organisé » qui ne souffrirait plus des méfaits de la libre concurrence.

3. La crise de 1929

Jalon majeur de l’histoire du XXe siècle, point culminant d’une série de déséquilibres menant du traité de Versailles aux origines de la Seconde Guerre mondiale, la crise de 1929 a, plus que toute autre, focalisé les travaux des historiens et des économistes. Aux États-Unis, c’est la catastrophe qui met fin aux illusions nées de la « prospérité » des années vingt. En Europe, la « grande dépression » des années trente relègue largement dans l’oubli l’appellation de « grande dépression du capitalisme » donnée jadis aux années 1873-1896. Les premières interprétations, contemporaines des événements, ont été élaborées dès 1931-1932. La rupture de 1974, le krach de 1987 ont donné un regain d’actualité à la crise de 1929, suscitant de multiples « relectures ». Si la grande dépression demeure aujourd’hui une énigme, il faut invoquer moins le défaut d’analyses que le foisonnement des explications concurrentes.

Précisons d’abord l’enjeu du débat. La crise de 1929 n’est-elle qu’une crise de plus, peut-être la plus « exemplaire » dans la longue lignée des crises industrielles du XIXe et du XXe siècles (fig. 2)? Dans ce cas, elle ne requiert pas plus que ses devancières une explication spécifique. Mais, s’il s’agit, au contraire, d’un événement de portée unique dans l’histoire du capitalisme, l’interprétation devra se concentrer sur les traits nouveaux qui lui confèrent une dimension hors série. Or bien plus que les manifestations de la crise ou la brutalité du retournement, ce sont l’intensité et la durée de la dépression mondiale qui apparaissent comme les faits marquants (fig. 3). La question essentielle sera donc non pas d’expliquer pourquoi une crise a eu lieu en 1929 (d’où est partie l’« étincelle »), mais comment la dépression a pu prendre une pareille ampleur (pourquoi le terrain était alors si vulnérable, et comment s’est propagé l’incendie). On s’attachera donc à analyser la séquence historique des ruptures, en distinguant, d’une part, l’origine de la crise proprement dite et, d’autre part, les mécanismes de propagation et d’approfondissement de la dépression. Or, si l’explication du retournement cyclique demeure controversée, les mécanismes de contraction qui ont transformé une crise ordinaire en catastrophe sans précédent se dégagent heureusement de façon bien plus claire: leur originalité tient au rôle crucial qu’ont joué les facteurs internationaux à tous les stades de l’aggravation du processus. La dislocation de l’économie mondiale au cours des années trente ne laissera d’autre choix aux politiques de reprise que de rechercher dans un cadre national – ou « impérial » – une issue à la crise.

Une chute sans précédent de l’activité mondiale

Dater avec précision le déclenchement de la crise soulève une difficulté inattendue. En octobre 1929, le krach de Wall Street met fin à dix-huit mois de hausse frénétique, ruine d’un coup des centaines de milliers de spéculateurs (plusieurs millions de titres sont vendus chaque jour de la « semaine noire » à partir du 24 octobre) et inaugure une chute des cours appelée à se poursuivre jusqu’en 1933. Mais cette mémorable panique boursière n’est pas le point de départ du fléchissement de l’activité économique. La production industrielle tend à se contracter dès 1927 en Australie et au Japon, 1928 en Allemagne, dès le printemps de 1929 au Canada et en Argentine. Pour la plupart des pays d’Europe, les « points tournants » s’étagent tout au long de 1929, parfois plus tard (l’été de 1930 en France). Aux États-Unis mêmes, la construction de logements plafonne depuis 1926, la production d’automobiles a déjà diminué d’un tiers entre mars et septembre 1929. La « prospérité » de la fin des années vingt s’accompagne d’une tendance insolite à la baisse des prix de gros et d’un chômage souvent déjà élevé en Europe (Grande-Bretagne, Allemagne, Italie...). Le retour presque généralisé à l’étalon-or entre 1925 et 1928 laisse subsister un clivage très marqué entre pays lourdement endettés (Allemagne, Europe centrale, pays neufs), pays créditeurs fragiles (Grande-Bretagne) ou apparemment solides (États-Unis, France). La crise de 1929 survient ainsi dans une conjoncture mondiale heurtée, et totalement « éclatée ».

Vers 1930, au contraire, alors qu’en 1921 certains pays restaient peu touchés, tous les pays et tous les secteurs se trouvent englobés dans une gigantesque déflation mondiale (cette brève « réunification » des conjonctures nationales prendra fin avec la reprise, qui s’effectue en ordre dispersé à partir de 1932-1933). La baisse des prix s’accélère à partir de 1929. Tout se passe comme si la chute de la demande devançait constamment la réduction de la production mondiale, entraînant celle-ci dans une spirale de contraction durant près de quatre ans. De par sa nature déflationniste, la dépression des années trente s’oppose radicalement à la « crise inflationniste » des années soixante-dix, et s’apparente au contraire aux crises du passé.

Les dimensions de la crise

Comparée à celle de 1920-1921, la crise n’apparaît pas d’abord comme particulièrement violente. La baisse des prix de gros américains (face=F0019 漣 9 p. 100 en moyenne de 1929 à 1930) ne prend pas les proportions d’un effondrement aussi soudain qu’au début de la décennie (face=F0019 漣 37 p. 100 en un an). Le recul de la production industrielle débute de manière graduelle en Europe; même aux États-Unis, le rythme de contraction maximum en 1929-1930 (face=F0019 漣 2,4 p. 100 par mois) ne dépasse pas celui de 1920-1921. Ce n’est donc pas la brutalité du choc initial qui singularise la crise économique de 1929. Mais la gravité sans précédent de la dépression apparaît lorsqu’on envisage son extension, sa durée, l’amplitude finale de la chute de production, enfin, l’intensité du chômage au creux du cycle.

La durée de la dépression est son trait le plus saillant. Plutôt que « la crise de 1929 », il conviendrait d’évoquer un engrenage de crises financières qui jalonnent toute la phase de contraction économique et font rebondir le processus. Les principaux foyers en sont tour à tour les économies les plus endettées et leurs créanciers devenus soudain vulnérables: difficultés souvent aiguës dans les pays débiteurs dès 1928; krach boursier de l’automne de 1929 et première grande série de faillites aux États-Unis un an plus tard; tourmente européenne de 1931 affectant « en cascade » l’Autriche, l’Allemagne, puis l’Angleterre; nouvelle panique financière américaine au seuil de 1933, lors de la transmission du pouvoir entre Hoover et Roosevelt. Les économies les plus atteintes exercent un effet dépressif par contagion directe (anticipations pessimistes, chute des cours), mais aussi par les mesures de défense qu’elles sont amenées à prendre, et qui déclenchent tout l’arsenal des mesures de rétorsion protectionniste. Les ruptures politiques imputables à la dépression (1933: Hitler accède au pouvoir en Allemagne) accentuent encore la dislocation de l’économie mondiale. Dans ces conditions, la phase de contraction (mesurée entre le point de retournement et le creux du cycle) aura duré au total environ trois ans et demi pour l’économie mondiale et la plupart des pays, parfois plus (cinq ans dans le cas de la France: 1930-1935) – alors qu’en 1973-1975 la période de contraction s’échelonne de neuf à dix-huit mois seulement. Quant au délai de récupération (délai nécessaire pour retrouver et dépasser le maximum précédant la crise), plus variable encore d’un pays à l’autre en raison des inégalités de la reprise, il atteint huit ans (1929-1937) pour la production industrielle mondiale. Le maximum de 1929 ne sera durablement dépassé aux États-Unis qu’à partir de 1940, et en France à partir de 1949.

Les comparaisons d’intensité confirment la gravité unique dans l’histoire du capitalisme de la crise de 1929 (tabl. 1). La montée du chômage reflète directement la baisse d’activité: les « rigidités » dénoncées à l’époque par les libéraux ne concernent guère la gestion de la main-d’œuvre. Le chômage reste mal connu, surtout dans les pays où il n’existe pas encore de système complet d’indemnisation. En France, il existe un décalage troublant entre l’augmentation apparente du chômage (de 500 000 à 1 million de chômeurs selon les estimations en 1935) et la réduction de l’emploi (face=F0019 漣 1,8 million d’emplois entre 1929 et 1935), ce qui dénote un fort « chômage masqué ». En Allemagne, on compte en 1932 un tiers de chômeurs parmi les ouvriers bénéficiant de l’assurance chômage. Calculés par rapport à la population active totale, selon la convention actuelle, les taux de chômage culminent, en 1932-1933, à 15 p. 100 en Grande-Bretagne, 17,5 p. 100 en Allemagne, 24 p. 100 aux États-Unis (un demi-siècle plus tard, en 1982, les taux de chômage respectifs de ces pays étaient de 13 p. 100, 8,5 p. 100 et 10 p. 100). Ce chômage massif soulève d’autant plus d’inquiétude qu’il tend à devenir permanent dans certains pays: de 12,6 millions en 1933, le nombre des chômeurs américains retombe seulement à 7,3 millions lors de la reprise de 1937, et la récession de 1938 le porte à nouveau au-delà de 10 millions.

Avec la chute des investissements (souvent interprétée comme le signe d’un tarissement durable des occasions d’investissement), c’est l’installation du chômage permanent qui contribue le plus à alimenter les thèses pessimistes sur l’avenir du capitalisme. Pour les tenants de l’école « stagnationniste », qu’ils soient de tendance marxiste comme Sweezy ou keynésienne comme Hansen, la dépression annonce l’épuisement de la croissance et l’entrée inéluctable des économies capitalistes avancées dans une stagnation séculaire. Leurs thèses rencontrent d’autant plus d’échos que les ravages de la crise se concentrent de façon très visible sur quelques points névralgiques; de grandes régions industrielles, comme le nord de l’Angleterre, toute l’industrie des biens d’équipement, les activités d’exportation font figure de « secteurs sinistrés ». Comment ne pas être impressionné par le contraste avec les succès dont se prévaut alors l’U.R.S.S. stalinienne, engagée sur la voie de l’industrialisation autarcique?

Chute des échanges internationaux et inégalités mondiales

L’effondrement du commerce international, qui accuse de 1929 à 1933 une chute plus que proportionnelle au recul de la production, tient une place centrale dans le processus de la crise. Les activités exportatrices sont doublement pénalisées: par la contraction du volume des échanges (tabl. 2) et par la chute des prix mondiaux, bien plus profonde que celle des prix du « secteur abrité » (activités tournées vers le marché intérieur). Leur détresse générale, qu’il s’agisse des cultures commerciales en proie à la mévente, du secteur minier ou des industries d’exportations frappées par un chômage massif, est l’un des traits saillants des années trente – ce qui laisse prévoir le rôle des relations internationales dans la propagation de la crise et les mécanismes cumulatifs de contraction. De 1933 à la guerre, le commerce mondial tend à se stabiliser à un niveau très déprimé; l’absence de véritable redressement des échanges demeure l’un des principaux obstacles à la reprise. Les économies les plus vulnérables sont les plus dépendantes du commerce extérieur, les plus endettées, et celles qui subissent une brusque détérioration de leurs termes d’échange – la plupart des économies exportatrices de matières premièress cumulant précisément ces trois caractéristiques.

La liste des pays les plus atteints, selon le critère de la chute du revenu national, frappe d’abord par son hétérogénéité. Viennent en tête les États-Unis, principal foyer de la crise, mais aussi la Hongrie, petite nation agricole, où le revenu national chute de moitié en valeur courante entre 1929 et 1932, suivis de près par l’Allemagne, économie industrielle, et l’Australie, économie « primaire », deux pays à revenu par tête élevé, mais lourdement endettés (ce sont les deux plus forts débiteurs mondiaux). Les États-Unis et l’Allemagne, respectivement première et deuxième puissances industrielles, accusent la plus forte contraction de leur indice de production manufacturieure (face=F0019 漣 40 p. 100 entre 1929 et 1932), mais des nations industrielles de second rang, comme la Tchécoslovaquie ou l’Autriche, ou faiblement industrialisées, comme la Pologne, subissent un recul proportionnellement presque aussi profond. L’économie du Chili est bouleversée par l’effondrement de ses exportations (cuivre et nitrates), dont la valeur chute de 80 p. 100 entre 1928 et 1933. À l’inverse, l’Afrique du Sud est sans doute le seul pays gagnant à la crise, en tant que premier producteur d’or, dont la valeur augmente (en pouvoir d’achat) du fait de la baisse mondiale des prix, puis (en termes monétaires) à la suite des dévaluations successives de la livre (1931), du dollar (1933), du franc (1936)... Parmi les économies « attardées », rares sont celles qui sont demeurées assez fermées pour échapper aux atteintes de la crise. Toutefois, la « mise en valeur » de certaines économies coloniales (colonies japonaises, comme la Corée, françaises comme l’Algérie ou le Maroc) se poursuit dans le cadre de la politique d’expansion impériale (Japon) ou de repli sur l’Empire (France, Grande-Bretagne).

Mais il faut surtout insister sur les formes très différentes que prend la crise dans le « secteur primaire » et le « secteur industriel » de l’économie mondiale. Alors que, dans le secteur industriel, la crise s’identifie à la chute de la production et de l’emploi, c’est au contraire l’inélasticité de la production du secteur primaire (face à une demande réduite, notamment pour les matières premières industrielles) qui fait problème: elle maintient une surproduction permanente, d’où, au sein de la baisse générale des prix, la chute bien plus profonde encore des prix agricoles et miniers. Aux États-Unis, le pouvoir d’achat des produits agricoles en biens industriels est amputé d’un tiers entre 1929 et 1933. En France, de 1929 à 1935, la chute des revenus agricoles (malgré le maintien du volume de la production) dépasse celle de tous les autres revenus d’entreprise, alors que la part globale des revenus salariaux a augmenté malgré le chômage. Mais la détérioration des termes de l’échange affecte plus gravement encore les économies dominées par la périphérie, qui se heurtent à la montée du protectionnisme mondial. Les premiers pays à abandonner l’étalon-or, vers 1930, sont les pays neufs les plus endettés. Plusieurs nations d’Amérique latine, malgré une compression drastique de leurs importations, doivent renoncer à assurer le service de la dette, ce qui les prive de tout nouveau crédit extérieur. Les difficultés des économies dominées rejaillissent à leur tour sur les économies dominantes: plus encore que les mécanismes internes de contraction, c’est la force des interactions internationales qui caractérise la crise de 1929 et explique son ampleur.

Les mécanismes de la crise

Crise d’origine nationale? crise « importée »? Roosevelt, lors de la campagne électorale de 1932, s’oppose vivement à son adversaire Hoover, qui prétend rejeter sur l’Europe la responsabilité de la crise américaine. De fait, la thèse d’une crise importée est bien moins plausible pour l’économie dominante que pour toutes les autres. Vers 1929, les États-Unis assurent à eux seuls 12 p. 100 du commerce mondial, 45 p. 100 de la production manufacturière mondiale, et plus de trois quarts des investissements extérieurs. L’économie américaine, de par ses dimensions et son caractère autocentré, exerce une influence asymétrique sur le reste du monde. On ne saurait donc minimiser les origines américaines de retournement. Pourtant, ce sont les déséquilibres internationaux préexistants au choc de 1929 qui vont jouer très vite un rôle déterminant dans l’amplification de la crise mondiale.

Le retournement de la conjoncture américaine

Le déclenchement de la crise américaine peut être relié soit aux excès de la spéculation en 1928-1929, soit aux points faibles de l’expansion des années vingt. Trois d’entre eux sont couramment évoqués: le coup d’arrêt donné en 1920 à l’immigration; la surproduction agricole, qui compromet le pouvoir d’achat des farmers ; l’aggravation des inégalités de répartition, au détriment en particulier des salaires ouvriers, qui sont loin de progresser conformément aux gains de productivité. Si réels que soient ces problèmes, ils ne peuvent être considérés comme l’origine directe de la crise, puisqu’ils n’ont pas empêché la vigueur de l’expansion jusqu’à l’été de 1929. Mais il est vrai qu’il s’agit d’une croissance vulnérable, à base étroite, entièrement fondée sur les deux composantes les plus instables de la demande globale: l’investissement en moyens de production (qui dépend des anticipations optimistes sur le maintien de la croissance) et les biens d’équipement durables, avant tout la demande d’automobiles, « dopée » vers 1928-1929 par un brusque essor du crédit à la consommation. Symbole de la prospérité américaine, l’industrie automobile, avec une production mensuelle de 622 000 véhicules en mars 1929 (ce qui correspond à un doublement du parc en moins de quatre ans), accélère sa croissance dans des proportions manifestement insoutenables à moyen terme.

Il n’est pas rare, dans l’histoire des crises industrielles, que la principale branche motrice de l’expansion devienne le premier foyer de la crise: c’est le cas en 1929. Le krach de l’automne de 1929 transforme ce qui n’était encore qu’un simple palier en recul déjà sérieux. Le krach lui-même peut s’interpréter comme la prise de conscience du décalage totalement irréel qui s’était opéré entre les cours boursiers et la véritable valeur des titres, sur la base des dividendes versés aux actionnaires: c’est l’éclatement de la « bulle spéculative ». Mais ce brusque retour à la réalité déclenche aussitôt une révision pessimiste des anticipations: d’où le dégonflement des stocks, le frein mis aux investissements, l’effondrement des ventes de biens durables (170 000 automobiles vendues en novembre, 93 000 en décembre malgré la reprise saisonnière attendue). Une crise de liquidités contribue à accentuer le recul général de l’activité. Mais il est difficile de mettre en cause, à ce stade, les erreurs de la politique monétaire: la première grande vague de faillites bancaires n’interviendra qu’un an plus tard, à l’automne de 1930, alors que le contexte international s’est déjà profondément dégradé dans l’intervalle.

Propagation internationale: les chocs déflationnistes

La crise mondiale peut s’interpréter comme le résultat de deux « chocs déflationnistes » successifs, provoqués par les phases opposées de la conjoncture américaine: en 1928-1929 (boom spéculatif aux États-Unis), une forte réduction des exportations de capitaux américains; en 1929-1930 (déclenchement de la crise aux États-Unis), une diminution non moins brutale des importations américaines.

D’abord, en effet, l’attrait de plus-values spectaculaires draîne la masse des capitaux vers les placements en valeurs américaines, au détriment des investissements extérieurs. Du premier au second semestre de 1928, le montant des émissions étrangères sur la place de New York chute de plus de moitié. Les pays débiteurs, qui dépendent depuis la guerre d’un flux permanent de crédits extérieurs pour le financement de leur déficit courant, sont aussitôt en difficulté; la baisse de l’activité mondiale, comme on l’a vu, débute en Europe centrale et dans les pays neufs. En relevant le taux d’escompte pour tenter de freiner la spéculation boursière, les autorités américaines ne font que renforcer l’attrait de la place de New York sur les capitaux flottants (au détriment surtout de Londres), et accentuent du même coup les difficultés de leurs partenaires européens.

En 1929, seconde rupture: le recul des importations américaines, directement lié à celui de la production industrielle, amorce la spirale de contraction du commerce mondial. Les importations des États-Unis baissent alors plus vite que leurs exportations. Le rôle directeur de la conjoncture américaine sur les marchés de matières premières se traduit par la chute des prix mondiaux, aussitôt aggravée par la tendance au déstockage. L’effet-prix s’ajoute donc à l’effet-volume pour provoquer, au seuil de 1930, un excédent commercial record des États-Unis (déficit du reste du monde). Enfin, l’adoption en 1930 du tarif Hawley-Smoot inaugure la surenchère protectionniste mondiale, au moment même où le flux des crédits extérieurs va se tarir définitivement.

Les effets de deux ruptures – financière et commerciale – interfèrent et se renforcent mutuellement. En prenant comme point de départ les difficultés des pays les plus vulnérables aux restrictions de crédits, l’amplification de la crise peut être analysée à travers les relations triangulaires entre les États-Unis, l’Europe et la « périphérie ». Ainsi, la baisse des importations lainières de l’Allemagne, coïncidant avec le déstockage en Australie, précipite l’effondrement des cours dès l’été de 1929. En 1930 déjà, la capacité d’importation des pays vendeurs de produits primaires est gravement amputée. La chute des exportations vers ces pays constitue l’origine directe du retournement en Grande-Bretagne. Financièrement fragile depuis la guerre, l’économie britannique est alors bien plus affectée que l’économie américaine, parce qu’elle est plus ouverte (son taux d’exportation est plus de trois fois supérieur) et bien plus tournée vers la périphérie. Dans le cas de la France, où l’investissement garde tout son élan jusqu’en 1930, il est plus clair encore que les difficultés des activités exportatrices sont le « point de pénétration » de la crise mondiale vers 1930-1931.

Escalade protectionniste, ruptures monétaires, crises financières

La dislocation de l’économie mondiale après 1930 résulte d’abord de la montée du protectionnisme, qui dépasse tous les prédécents historiques. D’abord, par la rapidité de sa diffusion, selon une dynamique à la fois intersectorielle (toute « protection » accordée à un secteur en difficulté déclenche les revendications d’autres secteurs, qui réclament des avantages équivalents) et internationale, à travers l’engrenage des mesures de rétorsion. Ensuite, par sa généralisation: même l’Angleterre, citadelle du libre-échange, se joint au mouvement. Enfin, par l’apparition d’un type nouveau de protectionnisme, reposant sur des restrictions quantitatives: les quotas (ou contingentements), instrument discrétionnaire entre les mains des autorités, se superposent à la traditionnelle protection tarifaire, elle-même portée à des taux doubles ou triples des maximums de la fin du XIXe siècle. Contrairement au protectionnisme d’avant 1914 ou à celui des années soixante-dix, qui n’ont pas empêché une forte croissance du commerce mondial, le protectionnisme des années trente s’identifie à une fermeture durable des économies nationales.

Mais les ruptures monétaires contribuent, de façon plus radicale encore, au cloisonnement de l’espace économique international à partir de 1931. La disproportion entre le détonateur (menace de faillite d’une grande banque autrichienne, le Kredit Anstalt) et les répercussions mondiales de la crise financière justifie un retour sur ses antécédents. L’endettement international, de nature en grande partie politique, consécutif à la guerre de 1914, représente une menace d’autant plus grave que des flux rigides (paiements gouvernementaux) coexistent avec des flux instables (placements à court terme). Le tarissement de l’apport extérieur risque de se transformer en reflux, compromettant la solvabilité des pays endettés, et du même coup la position de leurs créanciers. Or l’un d’eux, la Grande-Bretagne, est particulièrement vulnérable depuis la guerre. Ses placements extérieurs reposent non plus sur des excédents solides de sa balance des paiements, mais sur le statut international de la livre. La livre est acceptée comme monnaie de réserve, conjointement avec le dollar, dans le cadre du Gold Exchange Standard. Mais la concurrence entre les deux monnaies est inégale (la livre paraît surévaluée depuis 1925, les réserves d’or anglaises sont faibles). Toute perte de confiance risque d’avoir des conséquences explosives, dès lors que les détenteurs d’avoirs en sterling demandent leur remboursement en or, conformément aux règles de l’étalon-or.

Tel est le contexte où intervient la séquence des crises financières de 1931. En mai 1931, la révélation des difficultés du Kredit Anstalt et l’annonce d’un plan de sauvegarde déclenchent aussitôt des retraits massifs de fonds. La solvabilité des banques allemandes, créancières de l’Autriche, est menacée, et le foyer de la crise se déplace vers l’Allemagne. Le moratoire Hoover, qui interrompt les paiements intergouvernementaux (juin 1931), ne calme pas la panique. En juillet 1931, le gouvernement allemand applique un moratoire bancaire général et instaure le contrôle des changes. Les « accords de consolidation », signés par les créanciers de l’Allemagne, consacrent le gel de leurs actifs. Dès lors, la pression sur la livre ne peut que s’accentuer. Face à l’accélération des sorties de capitaux, et sous la menace d’un épuisement des réserves d’or, le gouvernement anglais met fin à la convertibilité-or de la livre (« dévaluation » de septembre 1931). Devenue monnaie flottante, la livre perd dans les trois mois qui suivent un tiers de sa valeur vis-à-vis du dollar ou du franc.

Les autres pays sont placés devant un choix redoutable: suivre la dévaluation de la livre (pays scandinaves, dominions, et un peu plus tard le Japon), ou subir les inconvénients d’une monnaie surévaluée au regard de la livre – ce qui oblige à s’isoler à l’abri du contrôle des changes (Allemagne, Italie) ou à tenter de défendre la parité-or de leur monnaie en appliquant des politiques déflationnistes (France et pays du bloc-or jusqu’en 1936, États-Unis jusqu’en 1933). La chute de la livre marque à la fois la fin du Gold Exchange Standard et le début des pressions sur le dollar. En décidant de convertir en or leurs avoirs en dollars (ce qui équivaut à une destruction de monnaie internationale), pour ne pas subir de nouvelles pertes en cas de dévaluation, les principales banques centrales provoquent une gigantesque déflation mondiale, qui se superpose aux déflations nationales.

Les politiques de déflation et l’approfondissement de la dépression

La dépression des années trente, marquée par la baisse cumulative des prix et des revenus, par la contraction de la masse monétaire et de la demande globale, se développe sous le signe de la déflation. Les mécanismes déflationnistes sont au cœur de la crise, comme lors des crises antérieures, mais avec une force exceptionnelle. Compte tenu du fort endettement préalable, la déflation, en accroissant le poids réel des charges fixes d’intérêt, constitue un facteur aggravant décisif de la chute des investissements. Aux États-Unis, vers 1932, l’investissement brut est presque tombé à zéro; l’investissement net est largement négatif. L’outillage vieillit. La résistance à la baisse des salaires nominaux a des effets plus ambigus. Selon l’approche libérale, le coût réel excessif de la main-d’œuvre est facteur de chômage. Selon l’approche keynésienne, le maintien du pouvoir d’achat limite la crise, en soutenant la demande globale.

Mais le fait saillant est que, dans tous les pays, jusque vers 1932-1933, des politiques explicitement déflationnistes tendent à renforcer la déflation spontanée. La hantise d’une nouvelle inflation après le traumatisme des années vingt, en France ou surtout en Allemagne, les réflexes d’orthodoxie financière (l’État doit « donner l’exemple » en rétablissant l’équilibre budgétaire) ne suffisent pas à expliquer la généralisation de ces politiques qui, appliquées avec fermeté, ne pouvaient qu’aggraver encore la chute d’activité. En fait, la déflation budgétaire, malgré un série de programmes d’« économies », ne parvient ni à résorber le déficit dû avant tout à l’amputation des recettes fiscales par la crise, ni même à freiner sensiblement la progression en valeur réelle des dépenses publiques; en France, au point culiminant de la déflation de Laval (1935), le déficit approche de 5 p. 100 du revenu national (peu de déficits volontaires de l’ère keynésienne atteindront pareille ampleur). Les politiques de déflation salariale, amorcées vers 1931 en Allemagne et en Grande-Bretagne (le travailliste Mac Donald réduit les indemnités de chômage pour faire pression sur les salaires), poursuivies avec obstination par l’Italie fasciste, ne parviennent nulle part à assurer le rétablissement des profits et la reprise spontanée des investissements. Quant à la déflation monétaire, sans faire l’objet d’un choix politique délibéré, elle semble avoir exercé une influence majeure sur le déroulement de la crise américaine: en maintenant une politique restrictive, ou du moins en laissant la masse monétaire se contracter à un rythme sans précédent à partir de 1930, faute d’appliquer une politique expansionniste, les autorités monétaires – selon la thèse célèbre de M. Friedman – portent la responsabilité des vagues de faillites bancaires successives qui ont secoué les États-Unis de l’automne de 1930 au printemps de 1933, et transformé du même coup une crise « ordinaire » en catastrophe sans précédent.

Le manque de cohérence des politiques déflationnistes, le diagnostic fondamentalement incorrect dont elles procèdent, leur nocivité quand elles ont été réellement appliquées ne sont guère contestables. Mais, comme l’observe B. Eichengreen, il n’est point nécessaire de postuler un aveuglement général des contemporains pour expliquer leur prévalence. Aussi longtemps que la « contrainte extérieure » dominait les politiques nationales, et que la défense de la parité-or de la monnaie restait l’objectif primordial, l’orientation déflationniste s’imposait. Ce n’est donc pas un hasard si celle-ci se maintient jusqu’en 1933 aux États-Unis, jusqu’en 1935-1936 en France et dans les pays du bloc-or.

La crise de 1929 est longtemps demeurée un champ clos où s’affrontent les explications concurrentes. Les approches libérales, qui insistent sur les atteintes aux mécanismes concurrentiels (L. Robbins, 1934); les approches marxistes, centrées sur la baisse tendancielle du profit dans un monde capitaliste voué à la sous-consommation (E. Varga, 1935); les approches keynésiennes, qui situent l’origine de la crise dans une déficience de la demande globale, par épuisement des occasions d’investissement (A. Hansen, 1941) ou chute de la consommation (P. Temin, 1976); enfin, les approches monétaires, qui mettent en exergue l’impact de la déflation sur le poids réel de la dette (I. Fisher, 1933) ou les erreurs de la politique monétaire américaine (M. Friedman et A. Schwarz, 1963) sont en fait à bien des égards complémentaires, malgré d’évidentes divergences, notamment sur l’incidence de la variable salaires réels. Une interprétation cohérente doit articuler – et non opposer – les explications conjoncturelles ou axées sur les erreurs de politique économique et les explications structurelles (par exemple, en termes de blocage du « mode de régulation » concurrentiel; R. Boyer, J. Mistral, 1983). Mais la compréhension de la grande dépression a surtout progressé grâce aux analyses convergentes (C. Kindelberger, 1973; D. Alcroft, 1977; P. Fearon, 1978) qui insistent sur la dimension internationale des enchaînements. La gravité de la crise est due aux conditions déséquilibrées du rétablissement de l’étalon-or après la guerre, dans un monde où se cumulent les facteurs d’instabilité financière et où il n’existe plus de leadership international: la Grande-Bretagne n’est plus en état d’exercer le rôle qui était le sien avant 1914, et les États-Unis, confrontés à leurs propres problèmes, ne sont pas prêts à assumer leurs responsabilités mondiales.

Les inégalités de la reprise

Le président Roosevelt, dès l’inauguration de son mandat en mars 1933, affirme résolument la priorité au redressement économique national sur tous les impératifs internationaux. C’est aussi dans un cadre national que se développent les politiques de reprise des autres grands pays. L’interprétation de la reprise reste un sujet bien plus controversé que les mécanismes de crise. Mais l’issue à la dépression est en général créditée d’avoir ouvert la voie à la grande expansion d’après guerre. Au-delà d’une reprise cyclique, elle représente un changement de « régime économique » (P. Temin), marqué par le renversement des anticipations en 1933; elle conduit à instaurer une « convention keynésienne de plein-emploi » (N. Baverez), et finalement un nouveau « mode de régulation » – « fordiste » (M. Aglietta) – caractérisé par l’interaction continue entre les gains de productivité et la progression du pouvoir d’achat salarial. Mais ce schéma général doit être confronté à l’analyse historique. Parmi les démocraties occidentales, il est troublant de constater que les deux grands pays dont les choix symbolisent la volonté de surmonter la crise déflationniste – les États-unis, avec le New Deal en 1933, la France, avec le Front populaire en 1936 – sont les derniers à ne pas avoir réellement émergé de la dépression avant 1939, alors que l’Angleterre met à son actif un redressement précoce et soutenu, hors de toute rupture. Et l’on hésite davantage encore à suivre P. Temin (1989) lorsqu’il englobe sous le terme de « socialisme », annonçant les orientations de l’après-guerre, à la fois l’expérience du New Deal et celle de l’Allemagne après 1933.

L’Allemagne nazie, en se fermant par un contrôle des changes draconien, en augmentant les dépenses publiques civiles, puis (à partir de 1936) militaires, réussit une résorption spectaculaire du chômage. Mais les résultats en termes d’investissement et de gains de productivité sont loin d’annoncer les performances de l’après-guerre, tandis que les salaires sont bloqués. Parmi les pays totalitaires, le bilan de l’Italie est plus médiocre, celui du Japon nettement supérieur. Seul de tous les grands pays, ce dernier accroît le taux d’ouverture de son économie au cours des années trente, du fait de l’expansion impériale mais aussi de la surdévaluation du yen après 1931. C’est en 1936 que l’influence du réarmement devient décisive, comme en Allemagne. Dans les deux pays, l’effondrement de 1945 marque une rupture radicale avec le passé.

En Grande-Bretagne, le redressement est consécutif non à un choix de politique économique, mais à la dévaluation de septembre 1931, imposée par les circonstances. Or l’effet expansionniste de la dévaluation ne joue pratiquement pas sur les exportations britanniques; il s’exerce indirectement sur la politique monétaire interne: libérées de la contrainte de défendre la parité-or, les autorités pratiquent une politique de cheap money (très faibles taux d’intérêt), qui favorise une reprise spectaculaire de la construction de logements. On ne saurait évoquer pour autant un changement de « régime économique ». L’interventionnisme sectoriel et régional du gouvernement anglais reste très éloigné d’un interventionnisme macro-économique de type keynésien. Mais le bilan est remarquable, pour une économie confrontée, depuis le début du XXe siècle, à de graves problèmes structurels. La Grande-Bretagne est le premier pays d’Europe à dépasser vers 1935 le niveau de 1929, avant l’Allemagne, et la modernisation des secteurs clefs y est au moins aussi rapide. Le contraste est plus éclatant encore avec l’enlisement de la France dans la dépression jusqu’en 1935, et avec les incertitudes de la reprise française de 1936 à 1939.

Le New Deal doit-il, en dépit de ses incohérences, être tenu pour l’expérience la plus porteuse d’avenir? Un foisonnement de mesures, les unes acceptées, les autres combattues comme en France par le patronat, traduit une implication de l’État dans la vie économique sans précédent en temps de paix. L’objectif direct – faire remonter les prix – est atteint après la dévaluation du dollar en 1933. La hausse des salaires nominaux et réels devance la reprise. Le chômage est indemnisé. Mais le contenu du nouveau « compromis social » demeure très incertain. L’économie américaine, de rebonds en rechutes, n’a réussi à la veille de la guerre ni à retrouver le niveau d’investissements de 1929, ni à résorber un chômage massif et permanent. Le « réamorçage de la pompe » n’a pas eu lieu. Que Roosevelt garde malgré tout le prestige d’avoir osé affronter la dépression est révélateur du traumatisme qu’est demeurée, pour l’Amérique, la crise de 1929.

L’issue à la dépression des années trente est en fait la guerre, qui réalise une « nouvelle donne » mondiale. En 1945, les États-Unis affirment leur leadership au sein du camp occidental. L’intervention gouvernementale, « keynésienne » ou non, bénéficie dans presque tous les pays d’un consensus au moins provisoire, et prend une dimension internationale avec le plan Marshall. Condition essentielle de la croissance, la réouverture des économies nationales devient dès 1945 une priorité.

4. Le retour des crises ou les « vingt médiocres »

« Je ne crois pas que les récessions soient inévitables » (Lyndon B. Johnson). Avec un orgueilleux optimisme, la génération des Trente Glorieuses pense vivre une ère nouvelle de l’histoire économique, celle d’une croissance indéfinie, libérée de la tyrannie des cycles et de la fatalité des crises. Le retournement de tendance qui intervient en 1973 montre les limites de ces prétentions. Le spectre de la crise réapparaît. Pourtant, le terme même de crise est souvent contesté, ses origines sont mal définies, ses limites chronologiques imprécises. Sans doute parce que nous manquons du recul nécessaire, la plus grande confusion règne encore sur la signification de la période ouverte par le choc pétrolier de 1973. Pour clarifier le débat, un détour par l’analyse des chiffres et des dates s’impose.

Si l’on doit parler avec Jean Fourastié de (presque) trente ans de gloire et de croissance flamboyante, les vingt années qui suivent tranchent par la médiocrité de leurs performances: le P.I.B. n’augmente que de 2,6 p. 100 par an dans l’ensemble de l’O.C.D.E., entre 1973 et 1991. Ce chiffre global dissimule pourtant des variations importantes (tabl. 3 et 4):

– avant même la crise, de 1968 à 1973, la croissance faiblit légèrement alors que l’inflation et le chômage augmentent;

– de 1974 à 1975, le retournement de tendance est net, la croissance presque nulle (et même négative en 1975), l’industrie particulièrement atteinte;

– de 1976 à 1979, la croissance repart de façon molle, sans que l’augmentation du chômage soit entravée; l’inflation se stabilise à un niveau élevé;

– de 1980 à 1982, la crise rebondit, le chômage atteint son niveau maximal aux États-Unis;

– de 1983 à 1989, la croissance retrouve le rythme des années 1976-1979; cependant, et ceci constitue une nouveauté importante, les taux d’inflation diminuent de façon spectaculaire en même temps que le chômage reflue à partir de 1984;

– en 1990 et 1991, une nouvelle récession affecte l’économie des pays développés à économie de marché.

La période paraît donc beaucoup plus complexe que le terme générique de « crise » ne le suggère, Il s’agit en fait, pour les pays développés, d’un temps de croissance ralentie entrecoupée de trois accidents majeurs.

Le cas des pays en voie de développement est encore différent: s’ils maintiennent des taux de croissance élevés entre 1973 et 1980, ils traversent une crise extrêmement brutale en 1980-1982 et un temps de reprise inégal et incertain depuis. Quant aux pays communistes, les statistiques officielles (peu fiables) suggèrent une forte aggravation de leurs difficultés dans les années quatre-vingt.

Au vu de ces faits, il est possible de distinguer différentes crises dans la crise: une crise larvée (1968-1973); une crise atténuée (1973-1979); une crise d’assainissement (1980-1982) et une sortie de crise incertaine (1983-1991).

Une crise larvée (1968-1973)

Le retournement de 1973 fait l’objet de deux grands types d’analyses: le premier met l’accent sur une série d’événements exceptionnels qui auraient déstabilisé en 1973 l’ordre économique ancien; le second note que, dès la fin des années soixante, apparaissent des déséquilibres profonds: c’est ce dernier qui permet de parler d’une crise larvée.

Chocs pétrolier et monétaire

La première explication qui vient à l’esprit est évidemment celle du choc pétrolier. En 1973, à l’occasion de la guerre du Kippour, l’O.P.A.E.P. (Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole dont les principaux membres appartiennent à l’O.P.E.P.) augmente le prix du pétrole. En décembre 1973, à Téhéran, l’O.P.E.P. confirme la hausse et porte le prix du baril de référence (Arabian light ) à 11,65 dollars: en quatre mois, le prix du brut a quadruplé!

Pour les entreprises, ce fait signifie une hausse mécanique considérable de leurs coûts de production: si elles la répercutent sur leurs prix de vente, elles aggravent l’inflation; si elles ne le font pas, elles voient leurs profits s’éroder et se mettent en situation difficile. Plus généralement, la hausse du prix du pétrole renchérit fortement les importations des pays de l’O.C.D.E.: cela correspond à un transfert de richesse gigantesque – 1,5 p. 100 de leur P.I.B. L’impact déflationniste peut être considérable.

En 1973, également, le système monétaire de Bretton Woods s’effondre: le flottement des monnaies devient la règle à partir de mars. Cette décision entraîne une incertitude concernant les parités monétaires qui se révèle nuisible au développement du commerce mondial. À ces deux chocs majeurs, il est possible d’adjoindre l’ébranlement provoqué, dans quelques secteurs industriels très précis, par la concurrence nouvelle de certains pays en voie de développement. Est-ce un hasard si 1973 voit la négociation des Accords multifibres (signés en janvier 1974) qui visent à encadrer la croissance des exportations de produits textiles du Tiers Monde?

Pour différents qu’ils soient, ces chocs ont des effets comparables, puisqu’ils mettent en pièces l’ordre économique des années soixante fondé, notamment, sur la stabilité monétaire, le développement des échanges et le bas prix de l’énergie. Ils ont partie liée, puisque la dépréciation du dollar contribue à l’inflation mondiale et justifie, aux yeux des pays de l’O.P.E.P., la hausse des prix nominaux du pétrole (libellés en dollars). Ils ont aussi en commun d’expliquer le retournement de la conjoncture par des secousses « extérieures » aux nations développées, comme s’il s’agissait de dégager de toute responsabilité le mode de fonctionnement interne des économies occidentales de l’époque.

Cependant, ces événements présentent une dernière similitude: ils ne datent pas – contrairement à l’idée reçue – de 1973. Le système monétaire international est ébranlé dès 1971 par la décision de Richard Nixon de suspendre la convertibilité en or du dollar; et c’est en 1971, à Téhéran déjà, que les pays de l’O.P.E.P. imposent aux compagnies pétrolières une première hausse du baril. 1971 apparaît ainsi comme la répétition générale de 1973 et nous rappelle que la crise a des origines antérieures. La confirmation en est venue a posteriori lors du contre-choc pétrolier. Le baril de pétrole retrouve, à l’été de 1986, sa valeur réelle du début des années soixante-dix; pourtant, le chômage ne disparaît pas brusquement, la croissance ne retrouve pas le niveau des années soixante. S’il n’y a pas alors de « miracle », c’est que la crise est autre chose qu’un événement circonstanciel.

Crise du capitalisme ou crise de l’État

Le retour de la crise surprend des économistes qui s’étaient habitués à une croissance indéfinie; les keynésiens en particulier sont déroutés mais aussi, fait plus surprenant, les marxistes. La crise économique provoque ainsi une crise de la pensée économique dont émergent deux grandes écoles: la théorie de la régulation et le renouveau libéral.

Les théoriciens de la régulation partent de la crise du modèle fordiste qui dominait dans l’après-guerre. Ils caractérisent ce modèle par la production de masse (grâce à l’organisation scientifique du travail), la consommation de masse (rendue possible par un niveau élevé des salaires) et surtout le partage consensuel des gains de productivité entre l’entreprise (les profits), les travailleurs (les hauts salaires) et les consommateurs (qui sont aussi les travailleurs et bénéficient de la baisse des prix). Ainsi, un lien puissant s’établit entre salaires et productivité du travail. L’État est le gardien de ce consensus.

La crise de ce modèle aurait de nombreuses causes: la saturation de certains marchés de biens durables (comme l’automobile) en liaison avec l’équipement des ménages mais aussi avec le ralentissement de la croissance démographique, la place croissante des services pour lesquels les gains de productivité sont plus faibles, l’alourdissement des dépenses et des prélèvements étatiques... Mais le plus important serait la remise en cause de l’organisation scientifique du travail. Pour simplifier, disons que la chaîne souffre de quatre sortes de faiblesses:

– la plus importante est la faiblesse humaine que révèlent le refus du « travail en miettes » et le malaise de l’O.S.; l’absentéisme et la démotivation des travailleurs en sont les conséquences principales;

– la faiblesse technique en dérive; la moindre défaillance d’un maillon de la chaîne provoque son arrêt complet; c’est cette faille qu’exploitent les « grèves-bouchons » à l’image de celle qui frappe l’usine Renault du Mans en 1972: la grève d’un atelier paralyse l’établissement;

– la faiblesse commerciale découle du goût nouveau des consommateurs pour des biens originaux et différenciés à l’opposé des produits standardisés de l’époque;

– la faiblesse financière (vastes espaces occupés, stocks coûteux immobilisés) apparaît plus tard.

Ainsi s’expliquerait, dès la fin des années soixante, une double évolution qui sape les bases même du fordisme: sous la pression des travailleurs, les salaires augmentent de plus en plus vite, alors que la productivité du travail progresse moins rapidement. En France, en ce qui concerne l’industrie manufacturière, les gains horaires nominaux s’accroissent au rythme de 7,7 p. 100 l’an (période de 1968 à 1973), puis de 11,8 p. 100 (1968-1973) et de 14,9 p. 100 (1973-1979); la valeur ajoutée par travailleur croît, de son côté, de plus en plus lentement (respectivement 6,8 p. 100, 5,8 p. 100 et 3,7 p. 100 pour les mêmes dates). Le lien entre gain de productivité et hausse des salaires est rompu. Confrontées à cette situation, les entreprises ont le choix entre comprimer leurs marges et élever leurs prix de vente. On comprend que l’inflation et la baisse des profits précèdent la date fatidique de 1973.

Plutôt que de crise du modèle fordiste, les économistes libéraux préfèrent parler de crise du modèle keynésien. Ils rappellent que l’État prétendait prévoir l’évolution de l’économie et agir sur elle afin de soutenir la croissance: c’est la politique conjoncturelle. Or la théorie des anticipations rationnelles révèle que les agents économiques prévoient de leur côté ce que va faire l’État et adaptent leur comportement en conséquence, ce qui rend inefficace toute intervention. Cette dernière provoque, dès lors, retombées non attendues, des effets pervers. Elle introduit surtout des blocages et nuit à la flexibilité des appareils de production. Ainsi, l’intervention de l’État sur le marché du travail serait-elle la principale cause de la montée du chômage. D’une part, en garantissant un salaire minimal, en prélevant d’importantes charges et en compliquant les procédures de licenciement, il élèverait le coût du travail et découragerait l’embauche. D’autre part, en garantissant des indemnités aux chômeurs, il pousserait certain à ne pas travailler – phénomène que les libéraux qualifient de « chômage volontaire ». Comment expliquer autrement la montée du chômage avant 1973? Les économistes libéraux ajoutent enfin que ces rigidités, jointes à la politique monétaire expansionniste des années soixante, seraient la principale cause de l’inflation.

On peut aussi signaler les analyses concernant la « troisième révolution industrielle », partiellement inspirées de Schumpeter. Les années soixante correspondent à l’apogée, mais aussi au début de la saturation pour les produits de la deuxième révolution industrielle (acier, automobile, nombreux produits chimiques, appareils radio et téléviseurs, etc.) alors que les produits de la troisième révolution (informatique, télématique, etc.) ne sont pas encore passés au stade de la production et de la consommation de masse.

Une crise d’autorité?

L’historien est souvent tenté de chercher l’explication des faits économiques en dehors du champ strict de l’économie. En succombant à ce travers, il est loisible de réconcilier toutes les analyses précédentes autour de la notion de crise d’autorité. La remise en question de l’autorité du Nord sur le Sud rend compte de la percée des nouveaux pays industriels (N.P.I.) et de la hausse du prix de l’énergie; celle de l’autorité des États-Unis provoque l’effondrement du système monétaire; le mouvement contestataire met en cause l’autorité de la hiérarchie de l’entreprise et le fordisme; libéraux et libertariens s’en prennent à l’autorité de l’État. Ainsi s’expliquent les remises en question des années soixante-dix. Peut-on cependant identifier ces mutations à une crise économique?

Une crise atténuée (1973-1979)

L’idée que la période 1973-1979 mérite le terme de crise a été parfois contestée: à l’exception de l’année 1975, la croissance ne reste-t-elle pas positive? Le terme de récession n’est-il pas alors plus approprié? D’autres chiffres sont pourtant sans appel: le nombre de faillites (+ 27 p. 100 en France en 1974 par rapport à 1973), la régression de la formation brute de capital fixe (face=F0019 漣 4,5 p. 100 en 1974 et 漣 5,2 p. 100 en 1975 dans l’O.C.D.E.), la montée du chômage surtout. La rupture essentielle est bien là: au plein emploi des Trente Glorieuses succède, de façon durable, un sous-emploi dont la progression semble, au moins jusqu’au milieu des années quatre-vingt, inéluctable. Voilà qui entretient le doute sur les méthodes du passé – tant il est vrai que la crise de confiance est le corollaire de la crise d’autorité.

Sans doute certains éléments ont-ils de quoi dérouter. D’abord, si tous les indices fléchissent, ils n’en continuent pas moins à progresser entre 1973 et 1979, à l’image du taux de croissance: la productivité du travail dans l’industrie augmente au rythme de 2,6 p. 100 l’an au sein de l’O.C.D.E., la formation brute de capital fixe de 1,2 p. 100; le commerce mondial croît en volume de 3 p. 100 chaque année (contre 9 p. 100 entre 1963 et 1973), la consommation privée de 3 p. 100... Rien à voir avec l’effondrement généralisé des années trente. Plus étonnant encore, la crise s’accompagne d’une forte inflation qui justifie l’invention du terme « stagflation » et remet en question les analyses de Phillips sur l’évolution opposée du chômage et de la hausse des prix.

Atténuée, la crise est aussi originale. Mieux, elle est originale parce qu’atténuée. Trois types d’intervention, qui n’existent pas dans les années trente, font toute la différence:

– la concertation entre pays développés se maintient, comme en témoigne en 1973 la constitution du G 5 qui réunit les cinq premières puissances mondiales; le Tokyo Round (1973-1979) permet une nouvelle baisse des droits de douane; le G.A.T.T. contient ainsi (sans les empêcher totalement) les tentations protectionnistes;

– au niveau intérieur, les États agissent; la distribution d’indemnités aux chômeurs limite l’effondrement de leur pouvoir d’achat; l’aide aux entreprises retarde certaines faillites; les grands projets publics (comme le nucléaire en France) soutiennent l’investissement et l’activité. Fait significatif, les réflexes keynésiens ne sont pas abandonnés et de nombreux pays adoptent des politiques de relance (relance Chirac en France, de 1975 à 1976; action de Carter aux États-Unis, etc.). Une différenciation peu cependant être établie entre les pays qui acceptent de faire supporter rapidement la hausse du prix du pétrole à leurs populations (Japon) et ceux qui retardent les politiques impopulaires (au risque de rendre plus difficile la reprise);

– au niveau international, le paradoxe veut que l’action la plus décisive soit menée par des organismes privés, les banques multinationales. Les pays de l’O.P.E.P. accumulent en effet d’énormes excédents courants, les pétrodollars. Le gel de ces devises pourrait provoquer une contraction de l’activité et plonger le monde dans la déflation. Tel n’est pas le cas. Ces sommes sont en effet réinjectées dans l’économie mondiale de différentes façons: aide au Tiers Monde, investissements dans les pays du Nord ou placements auprès des banques, qui peuvent ainsi accorder des prêts au Tiers Monde. Fort de ces transferts et bénéficiant parfois de la hausse du prix des matières premières, le Sud développe ses achats dans le Nord et traverse assez bien cette période (à l’exception de l’Afrique noire).

Ces flux de capitaux, qualifiés de « recyclage des pétrodollars », soutiennent ainsi les échanges et l’activité économique. Ils expliquent que l’impact déflationniste du choc pétrolier soit limité. Mais c’est au prix du développement de ce que Henri Bourguinat appelle une « économie mondiale d’endettement », où les tensions inflationnistes sont arrivées. Intervention des États et action des banques multinationales ont donc le même résultat: elles stimulent l’activité au risque de pousser les prix à la hausse. Elles rendent compte du caractère original et atténué d’une crise qui frappe alors surtout les pays développés à économie de marché.

Une crise d’assainissement (1980-1982)

On s’est longtemps trompé sur l’année 1979. Les observateurs de l’époque ont cru y discerner l’amorce d’un deuxième choc pétrolier qui se déploie en 1980 et 1981. Le prix du pétrole double à nouveau. Ils pensent donc à un retour de la crise de 1973; le niveau record de l’inflation (12,5 p. 100 pour l’O.C.D.E. en 1980) les confirme dans cette analyse. En réalité, le marché du pétrole est déjà en train de se retourner, l’offre excédant potentiellement la demande. Avec le recul du temps, beaucoup plus décisives apparaissent, la même année, la victoire de Margaret Thatcher aux élections anglaises et la nomination de Paul Volcker à la tête du Federal Reserve System. Elles signifient le ralliement des pays développés à économie de marché aux politiques libérales et monétaristes.

Les politiques de relance de type keynésien se sont en effet montrées médiocrement efficaces. Ainsi en est-il, en France, des relances de Jacques Chirac, en 1975, ou de Pierre Mauroy, en 1981.

De ces faits, les libéraux tirent trois conclusions:

– l’intervention de l’État est devenue largement inefficace; elle bute sur le manque de confiance des chefs d’entreprise et sur la « contrainte extérieure »: dans une économie ouverte, toute relance se traduit par une hausse des importations (les « fuites ») qui entretient l’activité... à l’étranger;

– l’intervention de l’État aggrave les prélèvements obligatoires et les rigidités structurelles qui gênent la reprise; comme le signalent les économistes de l’offre, elle décourage l’initiative. « Le gouvernement n’est pas la solution à nos problèmes, le gouvernement est notre problème » (Ronald Reagan);

– les dépenses de l’État contribuent à stimuler l’inflation désignée comme le mal qui ronge les économies occidentales et rend difficile la reprise; elle entretient l’incertitude sur l’avenir, stimule les revendications salariales et fait fondre les profits.

Ce dernier point, particulièrement souligné par les monétaristes, avait déjà influencé certains pays avant 1979, en particulier l’Allemagne. Le fait que l’impulsion vienne ensuite de la puissance américaine n’en constitue pas moins un tournant décisif. Dans la logique monétariste, Paul Volcker choisit en effet de réduire la création monétaire. Il laisse filer à la hausse les taux d’intérêt et le dollar. Tous les pays acceptent alors de placer la lutte contre l’inflation en tête de leurs priorités, y compris la France à partir de 1983.

De telles mesures provoquent une brutale contraction de l’activité dans les pays du Nord; les taux de croissance redeviennent négatifs en 1982, le chômage bat des records. Le Sud entre à son tour en crise. Comme l’évoque Henri Bourguinat, « le monétarisme sape les bases de l’économie mondiale d’endettement ». En rendant le dollar rare et cher, il alourdit le poids de la dette du Tiers Monde puisque celle-ci est largement libellée en dollars. Ainsi, les pays en voie de développement se trouvent-ils doublement atteints: leurs exportations vers le Nord se réduisent (à cause du rebond de la crise) au moment où le remboursement de la dette se renchérit. Ce phénomène n’épargne pas certains pays de l’Est fortement endettés (Pologne). La purge est brutale et fait plonger le monde entier dans la crise. Mais elle est efficace puisque, pour la première fois depuis les années soixante, l’inflation régresse de façon significative.

Le second volet des nouvelles politiques consiste dans un recul de l’État afin de libérer les forces vives de l’économie. Là encore, certains pays avaient montré précocement l’exemple (libération des prix en France à partir de 1978); là encore, l’impulsion américaine est décisive. Le tournant date de 1978 quand Jimmy Carter engage la « déréglementation »: il s’agit de supprimer les agences fédérales et les règlements qui encadraient de nombreuses activités économiques. Ronald Reagan continue sur cette voie, et des secteurs comme les télécommunications, les transports, les banques ou l’énergie sont ainsi débarrassés des entraves qui pesaient sur eux. Toujours pour encourager l’initiative privée est adoptée en 1981 une réforme fiscale dont le titre est évocateur: Economy Recovery Tax Act ; les impôts sur les entreprises et les ménages sont considérablement diminués, ce que confirme une nouvelle réforme en 1986.

Des politiques comparables sont menées en dehors des États-Unis. Les privatisations du secteur public y tiennent la place de la déréglementation américaine. Particulièrement impressionnant est le programme de Margaret Thatcher, qui porte sur 8 milliards de livres de 1979 à 1985, puis sur 25 milliards de 1986 à 1990; même l’électricité ou la distribution de l’eau sont atteintes! John Major ne l’a pas remis en question. En France, après les privatisations effectuées par le gouvernement de Jacques Chirac, le mouvement continue de façon plus discrète. Les pays qui symbolisaient le triomphe de la social-démocratie adhèrent au schéma (première privatisation en Autriche en 1987). Partout aussi les impôts sont contenus ou diminués, même en Suède.

Le Tiers Monde n’est pas épargné par la vague libérale: si le Chili de Augusto Pinochet faisait figure d’exception dans les années soixante-dix avec ses privatisations, son exemple a été suivi un peu partout (surtout dans l’Argentine de Carlos Menem). Il n’est pas jusqu’aux pays de l’Europe de l’Est qui, tournant le dos au communisme, ne s’engagent dans des cures d’austérité (Pologne) et dans le démantèlement du secteur public.

Alors que la crise des années trente avait provoqué une intervention accrue de l’État, la crise des années soixante-dix entraîne sa régression. Cela suffit-il à provoquer une sortie de la crise?

Sortie de crise ou rebond?

Il est admis aujourd’hui qu’en 1939, dix ans après le krach de Wall Street, le monde n’était pas encore sorti de la crise. Peut-on dire que 1983 voit la fin d’une décennie de stagnation?

Les chiffres pourraient le faire penser. Dès le troisième trimestre de l’année, la croissance reprend très vigoureusement aux États-Unis; elle s’élève à 7,2 p. 100 en 1984 et, pour la période qui court de 1983 à 1989, à 4,2 p. 100 – le taux le plus élevé depuis les années soixante. L’investissement repart (modestement), le chômage tombe à 5,2 p. 100 de la population active (1989), les gains de productivité se redressent, les profits des entreprises battent des records. La locomotive américaine tire le monde: la reprise s’étend au Japon en 1984 et à la C.E.E. en 1985 (année où le chômage atteint son pic). Le commerce mondial se développe à un rythme rapide (6 p. 100 l’an de 1983 à 1989). Le Tiers Monde lui-même semble entraîné à partir de 1984. Pour être plus juste, il s’agit surtout des pays d’Asie exportateurs de produits industriels; l’Amérique latine, écrasée par le fardeau de la dette, l’Afrique et le Proche-Orient, trop dépendants de leurs matières premières dont le prix diminue, restent en marge.

Le phénomène le plus significatif est que cette croissance ne s’accompagne pas d’une reprise de l’inflation. Malgré des craintes récentes, la page de la stagflation semble tournée.

Retour à la normale?

À mieux y regarder en effet, l’anomalie n’est pas dans la croissance modeste des années soixante-dix et quatre-vingt: un taux de croissance annuel de 2,6 p. 100 rappelle celui que connaissaient les économies industrielles au XIXe siècle. Plus étonnantes apparaissent les Trente Glorieuses avec leur taux de croissance exceptionnel qu’il faut interpréter comme un phénomène de rattrapage après les grands chocs des années 1914-1945 (deux guerres et une crise mondiales!). Mais cette forte croissance s’emballe et débouche sur le gaspillage énergétique et les tensions inflationnistes. La purge de 1979-1982 provoquerait le retour à la normale: une croissance modérée, non inflationniste, plus soucieuse de l’environnement, plus économe en matières premières.

Retour de la crise?

Beaucoup d’analystes discernent cependant, au sein de la reprise actuelle, de nombreux déséquilibres qui les conduisent à cette conclusion inquiétante: la vraie crise est devant nous.

Tel est le point de vue que développe John Kenneth Galbraith. Il note de grandes ressemblances entre le début des années quatre-vingt et la fin des années vingt: envolée des cours boursiers, gonflement de la « bulle financière » au détriment de l’activité réelle, spéculation, etc. Le krach boursier d’octobre 1987 a semblé donner raison à ces craintes: Wall Street ne connaît-elle pas alors une chute plus forte qu’en 1929? Mais les États ne réagissent pas de la même façon. Ils prennent soin, comme on l’a vu, de soutenir les cours, d’encourager la création monétaire et surtout de maintenir la coopération internationale. L’effondrement redouté ne se produit pas.

Un autre économiste avait « prévu » le krach boursier, le Prix Nobel français Maurice Allais. Il met surtout l’accent sur les risques liés à la généralisation de l’endettement: dette du Tiers Monde, bien sûr, mais aussi des États-Unis, des entreprises, des ménages. etc. Un véritable château de cartes s’est ainsi édifié sur des bases fragiles.

D’autres insistent enfin sur le côté paradoxal de la reprise américaine. Elle a deux origines. D’abord, le 15 août 1982, le Mexique menace de ne pas rembourser sa dette, ce qui pourrait provoquer l’effondrement redouté par Paul Volcker. Ce dernier assouplit alors sa politique monétaire; l’argent redevient plus abondant, ce qui stimule l’activité. En même temps, le président Reagan laisse filer le déficit budgétaire qu’expliquent la baisse des impôts et l’augmentation des dépenses militaires. Des esprits malicieux notent ainsi que la reprise doit beaucoup à des méthodes keynésiennes classiques. Ils s’inquiètent surtout de la montée des « déficits jumeaux » (budget et commerce extérieur) qui résultent de cette politique. Le risque est en effet de voir les États-Unis recourir à une politique de force afin de retrouver l’équilibre commercial (nouvelle dépréciation du dollar à partir de 1985, trade bill d’esprit protectionniste de 1988). Plus grave encore est l’obligation pour ce pays de financer ses déficits en attirant des capitaux du monde entier. Le recyclage des excédents japonais y contribue jusqu’à aujourd’hui. Mais, alors qu’il convient aussi de financer le développement du Tiers Monde et le redressement de l’Europe de l’Est, ne peut-on pas craindre une pénurie d’épargne? Le monde manquerait alors tout simplement des capitaux nécessaires au financement de sa croissance.

La récession amorcée en 1990 nous rappelle à la modestie. À l’inverse du président Johnson, nous savons que les récessions restent possibles, et que l’économie mondiale n’est pas libérée des cycles ni des crises.

Retour à l’autorité?

Si la crise est d’abord crise d’autorité, les grandes mutations des années soixante-dix ne sont en effet pas terminées. Sans doute semblent rétablies l’autorité du Nord sur le Sud (comme en témoigne la baisse des prix des matières premières) et la confiance dans le capitalisme. Mais, en dépit de la façon dont ils ont gagné la guerre froide, les États-Unis ne semblent pas assurés de maintenir leur emprise sur une Europe qui s’unifie et un Japon qui s’impose comme rival économique.

Fernand Braudel décrivait la crise des années trente comme la conséquence de la rivalité entre un centre en déclin, Londres, et un centre en expansion, New York. Les années quatre-vingt n’ont-elles pas vu un conflit comparable entre les centres américain, japonais et européen? De la capacité de l’un de ces centres à établir son autorité ou de leur capacité commune à organiser, selon la formule chère à George Bush, un « nouvel ordre mondial » dépend le retour à une véritable stabilité – tant il est vrai que les crises économiques renvoient, en dernier ressort à de grandes mutations politiques. Le retour des crises, c’est, d’une certaine façon, le retour de l’histoire, ou sa continuation.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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